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EN n°55 > Tabac

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La culture du Tabac

Quand je suis sur ma terrasse, j'aime bien regarder le village. Parfois, ce sont les nouvelles constructions qui m'étonnent et retiennent mon attention. Aujourd'hui, mon regard s'arrête sur les séchoirs à tabac, celui de Laffon, de Nory et de Brégal, là-bas, juste avant le cimetière. Grandes bâtisses abandonnées Je repense alors avec une certaine nostalgie à tous ces champs de tabac qui s'étendaient autour de Villebrumier, dans la plaine, bien sûr, là où la terre est la meilleure et près d'un point d'eau, le Tarn ou un puits creusé souvent tout exprès. Une culture laborieuse et contraignante mais qui rapportait…
On y travaillait toute l'année. Bien qu'encore enfants ou adolescents et scolarisés, mon frère, ma sœur et moi, nous participions aux travaux du début à la fin. J'avais même l'impression que les périodes qui demandaient le plus de soin, le plus de personnel, coïncidaient exactement avec les vacances scolaires ! J'exagère sans doute, mais c'est le souvenir que j'en garde.
En mars-avril, c'étaient les semis que Papa concentrait dans le petit jardin de la maison, rue de l'Hôpital. Des plates bandes, soigneusement ratissées, étaient séparées par une allée étroite. La terre fine était retenue par une planche fixée de loin en loin à l'aide de petits piquets. Quand tout était en place, il répartissait les graines le plus régulièrement possible et les recouvrait d'une mince couche de sable. Alors, il fallait arroser, matin et soir, minutieusement , pas trop pour ne pas les "noyer", mais sans oublier les angles, avec l'eau du puits que l'on retirait à la pompe et à l'arrosoir. Vers la fin, il me semble qu'on utilisait un tuyau qui avait un jet très large de fines gouttelettes.
Aux vacances de Pâques, les semis étaient à point pour être désherbés. Nous nous installions à genoux ou à quatre pattes et, dès l'arrosage, nous enlevions du bout des doigts les mauvaises herbes. Les courtilières étaient les principales ennemies des plants. Elles provoquaient, toutes proportions gardées, les mêmes dégâts que les taupes. Il y a bien longtemps que je n'ai pas vu de ces bestioles.
En mai-juin, c'était l'époque des plantations. D'abord, il convenait d'arracher les plants en choisissant les plus beaux dans les plates-bandes bien arrosées pour ne pas abîmer les racines. Ces plants étaient comptés et rangés dans des caissettes ou des cageots. Puis on chargeait des barriques sur la charrette. On les remplissait d'eau soit au puits, soit à la fontaine du coin de l'église. Et on partait au champ avec les plantoirs, les arrosoirs et un tuyau en caoutchouc qui servait à tirer l'eau des tonneaux. Dans le champ, on commençait par placer le cordeau marqué tous les 35 centimètres, car il fallait respecter la distance réglementaire entre les plants et entre les rangées séparées de 80 centimètres. Tout était contrôlé par le "vérificateur". Chacun faisait un trou au plantoir, introduisait délicatement les racines et ramenait la terre tout autour. Nous, les enfants, nous tenions des poignées de plants que nous donnions un à un aux adultes qui plantaient. Et nous courrions de la charrette aux planteurs . Mon grand père s'occupait de l'arrosage. Il plongeait une extrémité du tuyau dans la barrique et aspirait avec la bouche à l'autre bout. L'eau était recueillie dans une comporte et puisée avec l'arrosoir. Je le revois très bien effectuer ces manœuvres Il versait à chaque plant la valeur d'un grand verre d'eau.
Plus tard, Papa acheta la machine tirée par le tracteur qui plantait deux raies à la fois. Sur cette machine, se trouvaient quatre personnes, deux par rangée, assises face à face, devant une roue hérissée de tiges munies d'un dispositif qui pinçait le plant puis le dégageait quand il était en terre. Ce travail n'était plus aussi pénible : surtout plus d'ampoules à force de manier le plantoir ni de mal aux reins à force de se courber ! Juste un peu de concentration était nécessaire pour ne pas manquer un rayon de la roue, sinon ça faisait un plant en moins et il fallait le "repiquer" à la main. Je pense qu'à l'époque de la machine on n'arrosait plus à coups d'arrosoir, mais à l'aide de tuyaux légers et d'arroseurs qui aspergeaient tout le champ à la fois ou du moins la partie qu'on venait de planter.
Au début des grandes vacances, commençait l'entretien des plants. Dès qu'ils atteignaient une vingtaine de centimètres, nous attaquions l'effeuillage, c'est à dire que nous enlevions les feuilles du bas trop petites et souvent à demi sèches. Ah, que je n'aimais pas ça ! On se pelait les doigts contre le sol dur et que la terre était basse ! Ensuite, il fallait sarcler autour de chaque pied pour enlever les mauvaises herbes et rapprocher la terre avec un "rabassièr". "Ce n'est pas le manche du porte plume !" : nous avons souvent entendu cette plaisanterie.
Le contact avec nos voisins de champ avait un côté très sympathique. C'était bien agréable de se retrouver, jeunes et moins jeunes, en bout de rangée ou à l'ombre de quelque noyer ou cognassier pour se désaltérer et bavarder un moment. Là, on oubliait nos ampoules et notre mal au dos en évoquant la dernière ou la prochaine fête du village voisin. On chipait des pêches, des prunes, des pommes, souvent à moitié vertes, qu'on mangeait allégrement, ou encore des noix et des prunelles dont on croquait les noyaux. Tout cela me rappelle ma crise d'appendicite au milieu du champ où mon frère Kinou a bâti sa maison. Bon sang que j'étais malade ! J'attribuais mon mal au ventre et mes nausées à des melons que nous avions mangés en pleine chaleur. Me sentant fautive, j'essayais de tenir sans trop me plaindre mais le soir je n'en pouvais plus. Résultat : un départ précipité pour la clinique et ma rentrée en classe de Troisième différée de huit jours!
L'effeuillage terminé, venait l'écimage. On comptait, à partir du bas, neuf feuilles à l'époque où nous n'avions pas la possibilité d'arroser (plus tard ce fut douze) et on coupait les autres et la fleur, une jolie fleur en bouquet d'un rose tirant sur le violet qui ressemblait à un liseron mais plus petite et en forme d'étoile. Ce n'était pas un travail pénible mais il faisait chaud et nos mains et nos bras étaient noirs et poisseux de nicotine. L'écimage terminé, il fallait enlever l'œilleton qui poussait et repoussait à la base de chaque feuille. Les dernières années, on utilisait une huile qui évitait la repousse. On la passait d'abord au pinceau puis avec une burette. Pendant ce temps, les hommes s'occupaient de l'arrosage, les premières années par irrigation. Un moteur pompait l'eau du puits ou du Tarn et l'envoyait dans des tuyaux en fonte longs et lourds qu'on assemblait avec des boulons. Rien que l'installation de "la ligne" prenait beaucoup de temps. Il fallait ensuite diriger l'eau, faire de petits barrages pour inonder un premier sillon, puis la faire passer dans le sillon suivant. C'était un dur travail, mais qui valait la peine. Quelle belle récolte on avait alors: des pieds vigoureux aux larges feuilles d'un vert foncé mais si fragiles ! Des plantes qui nous arrivaient à la poitrine et même aux épaules !
A la fin de l'été, les feuilles se marbraient de jaune ; le tabac était mûr, il fallait le rentrer. Chaque pied était coupé à "la mascotte" et posé délicatement à terre. On laissait flétrir pour que les feuilles soient moins fragiles et en fin de matinée on chargeait la charrette munie d'un cadre qui servait aussi à la récolte du foin. Je nous revois, ma sœur et moi, emmenant cette charrette tirée par deux vaches blanches , Casta et Marai, depuis la maison jusqu'à Saliens. Notre attelage n'en faisait qu'à sa tête, et ce cadre qui cognait sans arrêt contre les platanes ! Quelle angoisse ! Heureusement, il n'y avait pas la circulation actuelle…Plus tard, fut utilisée la remorque du tracteur, bien large et bien plate, donc plus commode. L'après midi, on pendait dans les greniers car nous n'avions pas de "vrais" séchoirs. Des fils de fer étaient fixés aux solives de la toiture et des ficelles y étaient accrochées. On les déroulait et on commençait la guirlande. La corde devait être toujours bien tendue . On l'enroulait autour de la base du pied puis cinquante centimètres plus bas on fixait un autre plant et au dernier on faisait un nœud . Les premières années, on utilisait des échafaudages, souvent précaires, constitués de planches entre deux échelles. Un homme était perché en haut et commençait la guirlande, un autre en bas la terminait. C'est à ce moment là qu'on avait besoin de beaucoup de personnel : toutes les bonnes volontés étaient acceptées, voisins, cousins, enfants, chacun tenait sa place.
Pour pendre, arriva la machine qui permettait de travailler au sol. Chaque ficelle était munie d'un crochet qu'on posait sur une partie métallique et fourchue qui coulissait le long d'une barre en bois grâce à un système de poulie et de corde qu'on tirait pour monter petit à petit la guirlande. A la fin, on tirait d'un coup sec et le crochet forçant sur le fil de fer tendu le dépassait et retombait dessus : la guirlande était accrochée. Ce système économisait beaucoup de peine, mais il fallait quand même charrier des brassées de tabac et les hisser jusqu'au grenier par des échelles. Je revois mon frère Kinou perdant l'équilibre et dégringolant avec son paquet de tabac ! Une belle peur pour tout le monde et une bonne entorse pour lui, le moindre mal…
La récolte rentrée nous reprenions le chemin de l'école… Papa contrôlait les séchoirs, aérait et quelquefois chauffait pendant les périodes trop pluvieuses pour éviter la moisissure. Il faisait brûler de la sciure tassée dans des bidons. Inutile de dire que ce type de chauffage était à surveiller. Quand le tabac était sec à point, il fallait le dépendre, le mettre en tas et ensuite l'effeuiller en groupant séparément les feuilles du bas, les feuilles médianes et les feuilles du haut. Les pieds encore verts étaient transportés aux ordures ou dans le champ où ils étaient brûlés une fois secs.
Arrivait enfin le travail le plus délicat : trier les feuilles. C'est Papa qui sélectionnait par catégories : les meilleures (L1, L2, LK), puis celles plus épaisses ou sèches (P1, P2, PK). Kinou les groupait par longueur et nous, les filles, nous faisions les "manoques". Nous comptions 24 feuilles, nous les rangions nervure contre nervure en tournant, ce qui faisait à la fois une rosace. Pour terminer, nous attachions en enroulant une 25ème feuille de la même catégorie mais victime d'une déchirure ou épointée qui était pliée en quatre autour des tiges réunies. On commençait par la pointe de la feuille et on cachait le bout entre les feuilles de la "manoque".
Nos vacances de Noël étaient bien remplies. C'était comme ça, le travail était là, il fallait le faire…Nous respirions tous à longueur de journée, de soirée et d'année cette odeur entêtante, sans se poser de questions sur la nocivité. Le tabac était la récolte principale et la plus gratifiante pécuniairement. Quand nous reprenions l'école, le plus gros était fait. Papa terminait, aidé par Kinou. Les piles de "manoques" conservées dans le hangar devaient être continuellement et minutieusement surveillées . C'était tout un art de défaire les piles pour les aérer quand le temps était trop humide ou de les protéger avec des sacs de jute contre le gel qui rendait les feuilles friables. Il fallait à tout prix garder les feuilles souples et en bon état jusqu'à la livraison qui avait lieu courant janvier ou février. Lors de la dernière manipulation, toute la récolte devait être conditionnée en balles au moyen d'une presse dans laquelle on entassait deux cents manoques de même qualité en croisant légèrement le bout des feuilles dans la longueur. Les tiges disposées en rosace formaient la face carrée d'un parallélépipède. Les manoques bien tassées étaient retenues par des ficelles solidement nouées. Ces balles étaient rangées debout. Le jour de la livraison, c'est Emile puis Armand Courdy avec leur camion qui faisaient la tournée pour emmener la récolte de chaque producteur à Montauban. Ce matin là, chacun était soulagé mais un peu inquiet car le prix dépendait du classement attribué par les "acheteurs" de la SEITA. Grande satisfaction quand on décrochait beaucoup de L1 et un peu d'amertume après tant de travail quand on estimait qu'un lot avait été trop sévèrement "déclassé". Le soir de la livraison a toujours été chez nous un moment d'euphorie et un bon souvenir. Comment était-on payé ? En liquide ou par chèque ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c'est que Papa "passait au Crédit Agricole" qui était alors situé à Montauban sur les Allées Mortarieu et ne manquait pas de revenir avec un bon beefsteak, des huîtres et un cadeau (vêtement ou chaussures) que nous convoitions. C'était la fête ! Il était lui aussi très heureux de pouvoir nous offrir cette récompense. Et pendant le repas, comme un élève qui revient d'un examen, il nous racontait les péripéties de la vente avec maints commentaires…

Sylvette

 
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