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La culture du Tabac
Quand je suis sur ma terrasse, j'aime bien regarder le village.
Parfois, ce sont les nouvelles constructions qui m'étonnent
et retiennent mon attention. Aujourd'hui, mon regard s'arrête
sur les séchoirs à tabac, celui de Laffon, de Nory
et de Brégal, là-bas, juste avant le cimetière.
Grandes bâtisses abandonnées Je repense alors avec
une certaine nostalgie à tous ces champs de tabac qui s'étendaient
autour de Villebrumier, dans la plaine, bien sûr, là
où la terre est la meilleure et près d'un point
d'eau, le Tarn ou un puits creusé souvent tout exprès.
Une culture laborieuse et contraignante mais qui rapportait
On y travaillait toute l'année. Bien qu'encore enfants
ou adolescents et scolarisés, mon frère, ma sur
et moi, nous participions aux travaux du début à
la fin. J'avais même l'impression que les périodes
qui demandaient le plus de soin, le plus de personnel, coïncidaient
exactement avec les vacances scolaires ! J'exagère sans
doute, mais c'est le souvenir que j'en garde.
En mars-avril, c'étaient les semis que Papa concentrait
dans le petit jardin de la maison, rue de l'Hôpital. Des
plates bandes, soigneusement ratissées, étaient
séparées par une allée étroite. La
terre fine était retenue par une planche fixée de
loin en loin à l'aide de petits piquets. Quand tout était
en place, il répartissait les graines le plus régulièrement
possible et les recouvrait d'une mince couche de sable. Alors,
il fallait arroser, matin et soir, minutieusement , pas trop pour
ne pas les "noyer", mais sans oublier les angles, avec
l'eau du puits que l'on retirait à la pompe et à
l'arrosoir. Vers la fin, il me semble qu'on utilisait un tuyau
qui avait un jet très large de fines gouttelettes.
Aux vacances de Pâques, les semis étaient à
point pour être désherbés. Nous nous installions
à genoux ou à quatre pattes et, dès l'arrosage,
nous enlevions du bout des doigts les mauvaises herbes. Les courtilières
étaient les principales ennemies des plants. Elles provoquaient,
toutes proportions gardées, les mêmes dégâts
que les taupes. Il y a bien longtemps que je n'ai pas vu de ces
bestioles.
En mai-juin, c'était l'époque des plantations. D'abord,
il convenait d'arracher les plants en choisissant les plus beaux
dans les plates-bandes bien arrosées pour ne pas abîmer
les racines. Ces plants étaient comptés et rangés
dans des caissettes ou des cageots. Puis on chargeait des barriques
sur la charrette. On les remplissait d'eau soit au puits, soit
à la fontaine du coin de l'église. Et on partait
au champ avec les plantoirs, les arrosoirs et un tuyau en caoutchouc
qui servait à tirer l'eau des tonneaux. Dans le champ,
on commençait par placer le cordeau marqué tous
les 35 centimètres, car il fallait respecter la distance
réglementaire entre les plants et entre les rangées
séparées de 80 centimètres. Tout était
contrôlé par le "vérificateur".
Chacun faisait un trou au plantoir, introduisait délicatement
les racines et ramenait la terre tout autour. Nous, les enfants,
nous tenions des poignées de plants que nous donnions un
à un aux adultes qui plantaient. Et nous courrions de la
charrette aux planteurs . Mon grand père s'occupait de
l'arrosage. Il plongeait une extrémité du tuyau
dans la barrique et aspirait avec la bouche à l'autre bout.
L'eau était recueillie dans une comporte et puisée
avec l'arrosoir. Je le revois très bien effectuer ces manuvres
Il versait à chaque plant la valeur d'un grand verre d'eau.
Plus tard, Papa acheta la machine tirée par le tracteur
qui plantait deux raies à la fois. Sur cette machine, se
trouvaient quatre personnes, deux par rangée, assises face
à face, devant une roue hérissée de tiges
munies d'un dispositif qui pinçait le plant puis le dégageait
quand il était en terre. Ce travail n'était plus
aussi pénible : surtout plus d'ampoules à force
de manier le plantoir ni de mal aux reins à force de se
courber ! Juste un peu de concentration était nécessaire
pour ne pas manquer un rayon de la roue, sinon ça faisait
un plant en moins et il fallait le "repiquer" à
la main. Je pense qu'à l'époque de la machine on
n'arrosait plus à coups d'arrosoir, mais à l'aide
de tuyaux légers et d'arroseurs qui aspergeaient tout le
champ à la fois ou du moins la partie qu'on venait de planter.
Au début des grandes vacances, commençait l'entretien
des plants. Dès qu'ils atteignaient une vingtaine de centimètres,
nous attaquions l'effeuillage, c'est à dire que nous enlevions
les feuilles du bas trop petites et souvent à demi sèches.
Ah, que je n'aimais pas ça ! On se pelait les doigts contre
le sol dur et que la terre était basse ! Ensuite, il fallait
sarcler autour de chaque pied pour enlever les mauvaises herbes
et rapprocher la terre avec un "rabassièr". "Ce
n'est pas le manche du porte plume !" : nous avons souvent
entendu cette plaisanterie.
Le contact avec nos voisins de champ avait un côté
très sympathique. C'était bien agréable de
se retrouver, jeunes et moins jeunes, en bout de rangée
ou à l'ombre de quelque noyer ou cognassier pour se désaltérer
et bavarder un moment. Là, on oubliait nos ampoules et
notre mal au dos en évoquant la dernière ou la prochaine
fête du village voisin. On chipait des pêches, des
prunes, des pommes, souvent à moitié vertes, qu'on
mangeait allégrement, ou encore des noix et des prunelles
dont on croquait les noyaux. Tout cela me rappelle ma crise d'appendicite
au milieu du champ où mon frère Kinou a bâti
sa maison. Bon sang que j'étais malade ! J'attribuais mon
mal au ventre et mes nausées à des melons que nous
avions mangés en pleine chaleur. Me sentant fautive, j'essayais
de tenir sans trop me plaindre mais le soir je n'en pouvais plus.
Résultat : un départ précipité pour
la clinique et ma rentrée en classe de Troisième
différée de huit jours!
L'effeuillage terminé, venait l'écimage. On comptait,
à partir du bas, neuf feuilles à l'époque
où nous n'avions pas la possibilité d'arroser (plus
tard ce fut douze) et on coupait les autres et la fleur, une jolie
fleur en bouquet d'un rose tirant sur le violet qui ressemblait
à un liseron mais plus petite et en forme d'étoile.
Ce n'était pas un travail pénible mais il faisait
chaud et nos mains et nos bras étaient noirs et poisseux
de nicotine. L'écimage terminé, il fallait enlever
l'illeton qui poussait et repoussait à la base de
chaque feuille. Les dernières années, on utilisait
une huile qui évitait la repousse. On la passait d'abord
au pinceau puis avec une burette. Pendant ce temps, les hommes
s'occupaient de l'arrosage, les premières années
par irrigation. Un moteur pompait l'eau du puits ou du Tarn et
l'envoyait dans des tuyaux en fonte longs et lourds qu'on assemblait
avec des boulons. Rien que l'installation de "la ligne"
prenait beaucoup de temps. Il fallait ensuite diriger l'eau, faire
de petits barrages pour inonder un premier sillon, puis la faire
passer dans le sillon suivant. C'était un dur travail,
mais qui valait la peine. Quelle belle récolte on avait
alors: des pieds vigoureux aux larges feuilles d'un vert foncé
mais si fragiles ! Des plantes qui nous arrivaient à la
poitrine et même aux épaules !
A la fin de l'été, les feuilles se marbraient de
jaune ; le tabac était mûr, il fallait le rentrer.
Chaque pied était coupé à "la mascotte"
et posé délicatement à terre. On laissait
flétrir pour que les feuilles soient moins fragiles et
en fin de matinée on chargeait la charrette munie d'un
cadre qui servait aussi à la récolte du foin. Je
nous revois, ma sur et moi, emmenant cette charrette tirée
par deux vaches blanches , Casta et Marai, depuis la maison jusqu'à
Saliens. Notre attelage n'en faisait qu'à sa tête,
et ce cadre qui cognait sans arrêt contre les platanes !
Quelle angoisse ! Heureusement, il n'y avait pas la circulation
actuelle
Plus tard, fut utilisée la remorque du tracteur,
bien large et bien plate, donc plus commode. L'après midi,
on pendait dans les greniers car nous n'avions pas de "vrais"
séchoirs. Des fils de fer étaient fixés aux
solives de la toiture et des ficelles y étaient accrochées.
On les déroulait et on commençait la guirlande.
La corde devait être toujours bien tendue . On l'enroulait
autour de la base du pied puis cinquante centimètres plus
bas on fixait un autre plant et au dernier on faisait un nud
. Les premières années, on utilisait des échafaudages,
souvent précaires, constitués de planches entre
deux échelles. Un homme était perché en haut
et commençait la guirlande, un autre en bas la terminait.
C'est à ce moment là qu'on avait besoin de beaucoup
de personnel : toutes les bonnes volontés étaient
acceptées, voisins, cousins, enfants, chacun tenait sa
place.
Pour pendre, arriva la machine qui permettait de travailler au
sol. Chaque ficelle était munie d'un crochet qu'on posait
sur une partie métallique et fourchue qui coulissait le
long d'une barre en bois grâce à un système
de poulie et de corde qu'on tirait pour monter petit à
petit la guirlande. A la fin, on tirait d'un coup sec et le crochet
forçant sur le fil de fer tendu le dépassait et
retombait dessus : la guirlande était accrochée.
Ce système économisait beaucoup de peine, mais il
fallait quand même charrier des brassées de tabac
et les hisser jusqu'au grenier par des échelles. Je revois
mon frère Kinou perdant l'équilibre et dégringolant
avec son paquet de tabac ! Une belle peur pour tout le monde et
une bonne entorse pour lui, le moindre mal
La récolte rentrée nous reprenions le chemin de
l'école
Papa contrôlait les séchoirs,
aérait et quelquefois chauffait pendant les périodes
trop pluvieuses pour éviter la moisissure. Il faisait brûler
de la sciure tassée dans des bidons. Inutile de dire que
ce type de chauffage était à surveiller. Quand le
tabac était sec à point, il fallait le dépendre,
le mettre en tas et ensuite l'effeuiller en groupant séparément
les feuilles du bas, les feuilles médianes et les feuilles
du haut. Les pieds encore verts étaient transportés
aux ordures ou dans le champ où ils étaient brûlés
une fois secs.
Arrivait enfin le travail le plus délicat : trier les feuilles.
C'est Papa qui sélectionnait par catégories : les
meilleures (L1, L2, LK), puis celles plus épaisses ou sèches
(P1, P2, PK). Kinou les groupait par longueur et nous, les filles,
nous faisions les "manoques". Nous comptions 24 feuilles,
nous les rangions nervure contre nervure en tournant, ce qui faisait
à la fois une rosace. Pour terminer, nous attachions en
enroulant une 25ème feuille de la même catégorie
mais victime d'une déchirure ou épointée
qui était pliée en quatre autour des tiges réunies.
On commençait par la pointe de la feuille et on cachait
le bout entre les feuilles de la "manoque".
Nos vacances de Noël étaient bien remplies. C'était
comme ça, le travail était là, il fallait
le faire
Nous respirions tous à longueur de journée,
de soirée et d'année cette odeur entêtante,
sans se poser de questions sur la nocivité. Le tabac était
la récolte principale et la plus gratifiante pécuniairement.
Quand nous reprenions l'école, le plus gros était
fait. Papa terminait, aidé par Kinou. Les piles de "manoques"
conservées dans le hangar devaient être continuellement
et minutieusement surveillées . C'était tout un
art de défaire les piles pour les aérer quand le
temps était trop humide ou de les protéger avec
des sacs de jute contre le gel qui rendait les feuilles friables.
Il fallait à tout prix garder les feuilles souples et en
bon état jusqu'à la livraison qui avait lieu courant
janvier ou février. Lors de la dernière manipulation,
toute la récolte devait être conditionnée
en balles au moyen d'une presse dans laquelle on entassait deux
cents manoques de même qualité en croisant légèrement
le bout des feuilles dans la longueur. Les tiges disposées
en rosace formaient la face carrée d'un parallélépipède.
Les manoques bien tassées étaient retenues par des
ficelles solidement nouées. Ces balles étaient rangées
debout. Le jour de la livraison, c'est Emile puis Armand Courdy
avec leur camion qui faisaient la tournée pour emmener
la récolte de chaque producteur à Montauban. Ce
matin là, chacun était soulagé mais un peu
inquiet car le prix dépendait du classement attribué
par les "acheteurs" de la SEITA. Grande satisfaction
quand on décrochait beaucoup de L1 et un peu d'amertume
après tant de travail quand on estimait qu'un lot avait
été trop sévèrement "déclassé".
Le soir de la livraison a toujours été chez nous
un moment d'euphorie et un bon souvenir. Comment était-on
payé ? En liquide ou par chèque ? Je ne sais pas.
Ce qui est sûr, c'est que Papa "passait au Crédit
Agricole" qui était alors situé à Montauban
sur les Allées Mortarieu et ne manquait pas de revenir
avec un bon beefsteak, des huîtres et un cadeau (vêtement
ou chaussures) que nous convoitions. C'était la fête
! Il était lui aussi très heureux de pouvoir nous
offrir cette récompense. Et pendant le repas, comme un
élève qui revient d'un examen, il nous racontait
les péripéties de la vente avec maints commentaires
Sylvette
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