Le moulin de Lamothe-Saliens :
Histoire d'une création opportuniste
Cette
"naissance" est assez originale, car elle est le corollaire assez
inattendu de l'amélioration des conditions de navigation sur le
Tarn et d'une volonté “affairiste”.
Naviguer
sur la rivière du Tarn est si périlleux, qu'en 1832, un
groupe de négociants et de maîtres de bateaux, des trois
départements du Tarn, de la Haute-Garonne et du Tarn et Garonne,
ont adressé une supplique afin que l'on construise une
écluse au barrage le plus dangereux de tous, celui de Corbarieu.
La
construction de cette écluse de Corbarieu (qui à elle
seule mérite qu'on lui consacre un chapitre à part, tant
elle est pleine de rebondissements) s'étale sur les
années 1832, 33, 34, 35 plus l'année 1837 pour certaines
finitions... sans compter son épilogue judiciaire de 1843.
Quoi
qu'il en soit, l'écluse de Corbarieu, enfin terminée,
fait des émules puisque, le 30 août 1839, est
placardé une affiche "Adjudication au rabais"[B] pour la
construction d'une écluse et d'un barrage sur la commune de
Reyniès au lieu dit Lamothe-Saliens, à 5.921mètres
et 80 centimètres (admirez la précision !!) de
l'écluse de Corbarrieu (avec deux R !!). Le barrage aura une
chute de 1,30 mètre.
Concernant l'Adjudication, il n'y a eu aucun rabais car il n'y en qu'un
seul enchérisseur qui veuille réaliser les travaux dont
le montant prévisionnel est de 176 174 francs et… 01
centime (toujours cette extrême précision !!!).
Jean Dominique Sigaud,
Entrepreneur de Travaux Publics, habitant Toulouse, s'engage le 4
octobre 1839, par écrit en double exemplaire, à
réaliser les travaux. Il obtient, fin 1839, la caution
financière de monsieur Lebrun Auguste, Entrepreneur de Travaux
Publics de Lapointe St Sulpice.
L'Etat achète, pour les besoins d'une maison
éclusière, à la date du 16 avril 1840, pour 450
francs, un terrain de 13,30 ares à Monsieur Robert, cultivateur
à Villebrumier, et pour l'écluse, divers autres terrains
à Calas, Gerla, Viguié, Vaquié, Rességuier
et Brégal le 25 novembre 1840.
Le même sieur
Sigaud, devenu propriétaire en bordure de l'écluse,
sollicite, le 4 août 1840, l'autorisation de construire une
usine. Sont jointes à la demande, de nombreuses explications
techniques dont celle de construire le canal d'amenée d'eau dans
la même opération de construction du barrage et de
l'écluse, offrant ainsi l'avantage d'une solidité de
construction dans la continuité et non la modification
ultérieure d'ouvrages existants, ainsi que des
références à d'autres moulins existants, dont
certains ont des chutes d'eau encore plus faibles que le petit 1,30
mètre du barrage de Lamothe-Saliens.
Les
travaux du barrage et de l'écluse ont démarré
[A]… Cependant, tout ne va pas pour le mieux aux yeux de
l'ingénieur des Ponts et Chaussées: les travaux
traînent depuis deux mois, faute d'approvisionnement en pierres
de couronnement. C'est par lettre du 4 novembre 1840 qu'il prie
Monsieur de Préfet d'établir une régie sur le
compte de l'entrepreneur, et de prendre un arrêté pour
sanctionner cette mesure "Il est d'une extrême urgence que la
portion de barrage exécutée ne reste pas exposée
aux crues de l'hiver….par la pose du couronnement".
L'arrêté de mise en demeure est établi à la
date du 27 9bre (novembre).
A ces petits soucis ordinaires, s'en ajoutent d'autres:
- les plaintes des
riverains, dont celle de Monsieur Garisson Aîné (soit
Bernard, ancien négociant à Montauban) qui écrit
au préfet, à la date du 23 août 1841, pour
être indemnisé des dommages causés dans sa
propriété sur 'la rive gauche'(Orgueil), à savoir
des arbres abattus et de la terre jetée à la
rivière par l'entrepreneur. Cette plainte entraîne un
savoureux débat d'experts sur la ligne de séparation
à retenir entre les eaux du Tarn (appartenant à l'Etat)
et les terres riveraines (propriétés individuelles) :
Desprats, géomètre du riverain, prône la ligne de
plus hautes eaux d'hiver tandis que Crouzatier, conducteur Ponts et
Chaussées, retient la ligne de la plus haute eau relevée
faisant ainsi hurler le premier qui voit là un abus au motif
qu'en cas d'inondation il n'y a plus aucune limite sensée,
lésant en la matière les droits des propriétaires
riverains….
- les inévitables
augmentations de prix, comme celle de la maçonnerie de brique
qui sera avalisée par le Sous Secrétaire d'Etat des
Travaux Publics .
- une nouvelle
augmentation de dépenses de 94 902 francs et 90 centimes que
ledit Ministère des Travaux Public est bien obligé
d'approuver.
Suite
à l'ouverture d'un registre d'enquête sur l'utilité
de créer un moulin à Saliens, les protestations de Calas
et Bregal ne pèsent pas lourd face à l'avis très
favorable du maire de Reynies, lorsque ce dernier clos le dit registre
d'enquête le 29 juillet 1843.
Par
ordonnance royale, datée du 17 août 1844, à
l'entête de 'Louis-Philippe Roi des Français', [C]
Vu la demande
formée le 4 août 1840 par le Sieur Sigaud à l'effet
d'être autorisé à établir une usine
composée d'un moulin à blé, d'une huilerie, d'une
foulerie et machines propres à carder et filer la laine, dans la
commune de Reyniès département de Tarn et Garonne, et
à dériver du Tarn le volume d'eau nécessaire au
roulement de la dite usine, en profitant de la force motrice produite
par le barrage éclusé de Lamothe -Saliens…
Vu les réclamations des sieurs Puylaroque et Brégal, etc...
Monsieur Sigaud obtient son autorisation dans l'article 1. L'article 2
précise que les bâtiments seront
élevés en aval de l'écluse à 11,75
mètres du parement de terre. L'article 3 indique que la prise
sera pratiquée dans le mur de revêtement construit
à la suite du musoir d'amont de l'écluse…
L'entrepreneur Sigaud travaille donc, à la fois, pour le compte
de l'Etat, mais aussi pour son propre compte sur le même chantier
!
Il
continue de profiter de sa bonne fortune car Raymond Gerla cultivateur
(opposant à la construction du moulin !) vend 200 francs, le 30
mai 1843, à J-Pierre Coulon, Greffier de Justice à
Villemur, un terrain de 6,40 ares jouxtant le terrain du projet
d'usine. Cette vente contient une clause de main levée sur cette
opposition à la construction…. Et le 10 juin, Coulon
signe, à Sigaud, une autorisation d'utiliser son terrain !
Le 18
mai 1847, le sieur Sigaud ayant terminé les travaux, et la
réception définitive ayant eu lieu, il demande la main
levée de l'hypothèque sur la propriété de
Monsieur Lebrun Auguste sa caution, qui désire en obtenir la
radiation.
C'est chose faite, par
arrêté préfectoral du 28 mai et approbation du
Ministère des Travaux Publics Division de la Navigation et des
Ports, délivrée à Paris le 17 juin 1847.
Si
certains obtiennent satisfaction auprès de l'administration, il
n'en est pas de même pour tout le monde.
La
construction du barrage éclusé a fait pas mal de
dégâts d'où un certain nombre de demandes
d'indemnisations. Ce même ministère des Travaux Publics
accorde, le 20 avril 1847, aux plaignants Calas, Viguié et Dame
Vaquié la somme globale de… 334 francs. [D, E]
Le
temps cheminant inexorablement, on apprend au détour d'un
rapport de l'ingénieur ordinaire des Ponts et Chaussées
que monsieur Sigaud a "passé la main" pour l'usine de
Lamothe-Saliens. C'est son gendre Monsieur Maynard qui demande, le 30
juin 1857, l'autorisation de poser une grille en fer devant l'orifice
d'amont de son moulin, ce qui lui est accordé le 20 juillet 1857.
Conduisant désormais les affaires à Lamothe-Saliens, il
cherche à augmenter la puissance de son usine, et c'est par
Décret Impérial, du 27 janvier 1858 [G], qu'il obtient
satisfaction :
Article 1 : Le sieur Maynard est autorisé à rehausser le niveau de la digue de Lamothe-Saliens.
Article 2 : Le niveau
légal est fixe à 2 mètres et 174
millimètres (toujours, et encore, cette précision !!!)
A la date du 6 juillet
1860, il est alloué un budget de 8 000 francs pour la
réparation du barrage. Le document qui l'atteste est riche
d'enseignement sur l'évolution de la technique, car il
émane du Ministère des Travaux Publics, Direction
Générale des Ponts et Chaussée et des Chemins de
fer !!
Si le
barrage éclusé de Lamothe-Saliens et l'usine, du
même lieu, prospèrent au fil du temps, la vie des gens qui
gravitent autour est parfois secouée par des épreuves,
voire des quasi-drames.
Monsieur Caminade
faisant valoir ses droits à la retraite au 4 juillet 1866, le
vicomte de Reyniès propose de loger Mali, déjà
cantonnier au service de la navigation, dans la maison
éclusière… et de faire effectuer le travail
d'éclusier par la fille Mali. Ce qui est accepté…
pour le 15 octobre… Mais, 38 jours plus tard Mali est
destitué (raison non spécifiée). Mali et sa fille
n'ont plus d'emploi et doivent rendre le logement…ce qui
émeut tout de même l'ingénieur ordinaire qui
demande à ce que l'on verse à ces malheureux les 55,20
francs qui leur sont dus, "vu la cherté des vivres et la
position embarrassée ou ils se trouvent".
Le
sieur Cousi, fournisseur de gravier et sable pour le compte des Ponts
et Chaussées, réclame une indemnité de 100 francs
pour avoir été bloqué 2 jours, suite à la
réparation d'une porte d'écluse à Lamothe-Saliens,
les 25 et 26 octobre 1866. Par réponse du 3 janvier 1867
l'indemnisation lui est refusée au motif qu'ayant terminé
de décharger sa cargaison, le 24 octobre au soir,…il
était à vide et n'était donc plus un entrepreneur
mais un simple batelier remontant la rivière !! De plus,
l'indemniser créerait un précédent et il faudrait
indemniser tous les bateaux de commerce qui se trouveraient
bloqués…
Dans
la liasse de documents concernant Lamothe-Saliens (épaisse de
plus de 10 centimètres) conservée aux Archives
Départementale sous la référence 73S1, au milieu
des documents jaunis par le temps, une double feuille quadrillée
de couleur bleutée, assez bien conservée, datée du
1er décembre 1868, attire, immanquablement, l'œil : [F]
"Etant ouvrier depuis
déjà longtemps, voilà déjà le
4ème mois qui commence à plusieurs que nous sommes nous
n'avons pas paye depuis le mois de septembre et je vous assure que nous
sommes bien fatigués d'attendre n'ayant aucune ressource le
Boulanger nous a refusé le pain de chaque jour maintenant me
voilà sans pain et sans argent c'est affreux il faut que
l'ingénieur en chef ait bien peu de cœur et d'ame laisser
les pauvres ouvriers dans une pareille position c'est encore je le
répète honteux..."
Ainsi était la société, au XIXe siècle….
Aurait-elle changé depuis ?
Enquête de Jean-Louis
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