L'entretien des routes départementales et, a fortiori, des routes nationales, était beaucoup mieux assuré. Dans notre canton, seule la route de Montauban à Gaillac, par Saint-Nauphary était une nationale : la 99. Ce travail s'effectuait en grande partie manuellement. Aussi, les "cantonniers" étaient-ils beaucoup plus nombreux qu'actuellement : 2 à Villebrumier, 1 à Varennes, 2 à Verlhac, 1 à Saint-Nauphary...
Chaque "cantonnier" avait à sa charge un "cantonnement" sur lequel il était "cantonné" : un certain nombre de kilomètres de routes dont il devait assurer l'entretien et dont il était responsable. Cette responsabilisation se transformait vite en une forme d'émulation, chacun d'entre-eux se faisant un point d'honneur à fournir un travail de qualité : les reproches étaient rares et, par conséquent, assez mal vécus. Sur son cantonnement, le cantonnier curait les fossés, assurait fauchage et débroussaillage, ouvrait les saignées et rechargeait les nids de poules. Il était fonctionnaire, employé des Ponts-et- Chaussées.
Chaque cantonnier possédait son propre matériel : sa brouette et les différents outils qu'il utilisait quotidiennement, faux, pelle, houe, pioche, croissant... et que lui fournissait l'Administration. Quand il avait besoin de matériel spécifique : panneaux indicateurs, barrières, charreton, benne à main... il venait le chercher à Villebrumier, dans le "baraquement".
Le baraquement était une construction en fortes traverses de bois goudronné, à la toiture en tôle ondulée et au sol de terre battue qui se dressait dans le Communalet à l'entrée de la route de Varennes. Il n'était pas très esthétique, c'est le moins qu'on puisse dire, mais il était pratique. La construction d'un grand transformateur, aujourd'hui démoli et remplacé par un pin parasol, nécessita son déplacement. Démonté pièce par pièce, il fut remonté à côté de l'ancien tennis, toujours au Communalet, à l'endroit où se trouvent actuellement les containers pour la récupération du verre. La construction du centre de l'équipement, route de Montauban, entraîna son inutilité et donc sa disparition définitive.
Quand les travaux devenaient plus importants, l'Administration faisait appel à des " auxiliaires " . En général, c'étaient de petits paysans, payés à la journée, qui arrondissaient ainsi leurs fins de mois en travaillant quelque temps pour l'Etat, comme ils le faisaient pour des particuliers. Très rapidement, devant le nombre de chantiers qui s'ouvraient, leur emploi intérimaire se transforma en temps presque complet. Ils délaissèrent donc leurs anciens employeurs ce qui, en fin de compte, leur posa pas mal de problèmes pendant les périodes de chômage.
Si les auxiliaires effectuaient des travaux d'entretien pendant la période hivernale, ils étaient surtout employés en groupes, afin d'assister les cantonniers pour les grands chantiers. Ces grands chantiers (élargissement des routes, empierrement...) étaient souvent réalisés en régie : les Ponts et Chaussée étant à la fois maîtres d'ouvrage et maîtres d'oeuvre. Le matériel spécifique, fourni par le Parc du matériel de Montauban, se réduisait en général à un rouleau compresseur en fer, un camion-citerne, une niveleuse. Le transport des matériaux était effectué par les transporteurs locaux : Emile Courdy de Villebrumier puis son fils Armand fournissaient le gravier de minière qu'ils extrayaient près de Moulis, Monbrun de Monclar apportait le calcaire de Bruniquel, la "pierre malcifique" qui constituait le meilleur revêtement. Cantonniers et auxiliaires fournissaient la main d'oeuvre, aidés parfois par les employés municipaux des communes concernées, rendant ainsi les "journées" que les employés de l'Etat avaient passées sur le réseau communal.
Parmi les chauffeurs du "Parc" qui venaient de Montauban, les conducteurs des rouleaux compresseurs formaient une véritable aristocratie ou, plutôt, une catégorie très particulière. En effet, étant donnée la lenteur exaspérante de leur engin, ils ne pouvaient pas rentrer tous les soirs à Montauban. Ils faisaient donc suivre leur logement sous la forme d'une roulotte, sorte de grande caravane en bois montée sur quatre roues, ancêtre des résidences que les forains utilisent actuellement. Evidemment, le confort était succint : un lit, une petite cuisine, un meuble de rangement, pas d'électricité, pas d'eau. Ils s'installaient en général sur une place du village, pour pouvoir se ravitailler plus facilement, mais il n'était pas rare, quand le chantier était trop éloigné, qu'ils campent en pleine nature. Ce mode de vie et ce rythme de travail en avaient fait de véritables philosophes. Je me souviens en particulier de l'un d'entre-eux, mycologue averti, qui disparaissait tous les jours à l'heure de la sieste. Il s'enfonçait dans les bois et revenait une heure après, son panier garni de champignons bizarres, de ceux que l'on écrase d'un coup de talon. Quand il annonçait à nos braves cantonniers qu'il allait les manger le soir même, il les horrifiait. En effet, pour eux, il n'existait que trois sortes de champignons : les cêpes, les girolles et les "fous". Je pense qu'ils le soupçonnaient d'être un peu sorcier.
Je les ai surtout côtoyés pendant les grandes vacances d'été où, gamin, je suivais les grands chantiers que mon père dirigeait. J'adorais cette ambiance de fébrilité, de remue-ménage, de bruit et d'excitation. Quelle joie de monter sur l'antique rouleau-compresseur et même de le conduire, de partir avec Armand Courdy chercher un voyage de gravier, de grimper sur les tas de "matériaux" ou d'aider à faire le feu. De plus, ces chantiers m'aidaient à me procurer un peu d'argent de poche : j'allais chercher au village le plus proche le paquet de Gauloises, le litre de limonade ou de bière et on me laissait la monnaie...
Les routes départementales étaient fabriquées en "macadam", technique aujourd'hui disparue, même si le mot existe toujours. La route était décaissée par le rouleau compresseur tirant des pointes d'acier en forme de socs, la chaussée élargie, les accotements réalisés. Puis on apportait les matériaux neufs : gravier de minière que l'on étalait et compressait puis une couche de calcaire mise en forme et comprimée. A ce moment là on épandait de la terre très sableuse, on arrosait abondamment jusqu'à former de la boue et le rouleau passait et repassait pour colmater boue et cailloux. Cela donnait, après séchage, un revêtement lisse et résistant. Malheureusement, par temps sec, les voitures soulevaient des nuages de poussière blanche et impalpable qui s'infiltrait partout. De plus, si la circulation devenait plus intense, les "fines" disparaissaient, laissant les cailloux à nu. L'eau nécessaire aux travaux posait souvent problème car aucune commune, hormis Reyniès qui avait "bénéficié" d'importants travaux après la destruction de 1930, ne possédait l'eau courante. Il fallait donc aller la chercher au "Touron" et remplir la citerne avec une motopompe
Un chantier représentait donc une affaire importante pour laquelle s'échinait une bonne vingtaine d'hommes. Ils arrivaient le matin à vélo mais leur journée était commencée depuis longtemps car ils avaient sorti le fumier et soigné les vaches. Ils attachaient sur leur porte-bagage la gamelle en alu contenant leur repas de midi : soupe évidemment dans un compartiment et légumes avec un peu de viande dans l'autre, sans oublier l'indispensable bouteille de "rouge". Le travail était pénible : la pelle, la pioche, la brouette mais ils étaient entraînés et résistants. Vers onze heures et demi, on désignait l'un d'entre-eux pour allumer le feu et réchauffer les gamelles. A midi, le chantier s'arrêtait et tout le monde se retrouvait assis à l'ombre pour manger, discuter, moitié en Occitan, moitié en Français. Après le café, acheté en commun, et souvent arrosé d'une petite "goutte", les plus anciens faisaient la sieste, les plus jeunes discutaient en attendant la reprise du travail. L'ambiance était bonne : aucune différence entre ouvriers du Parc, cantonniers, auxiliaires et ouvriers communaux, les plaisanteries fusaient et les niches étaient courantes.
C'est ainsi qu'un jour, Vidal, cantonnier de Saint-Nauphary, fut chargé du réchauffage des gamelles. Il avait trouvé une ferme abandonnée et allumé le feu dans la cheminée. Paul Taillade, alors tout jeune homme, monta sur le toit avec un copain et obtura le conduit avec un sac. Le chantier s'arrêta dans l'attente du résultat : cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que l'on vit surgir Vidal, les yeux rougis, enfumé comme un blaireau. Quelle rigolade!!!! qui se transforma vite en grimaces car Vidal, croyant avoir affaire à un début d''incendie, avait balancé un seau d'eau dans l'âtre et renversé toutes les gamelles. Heureusement, il restait le pain !
La journée finie, chacun reprenait son vélo et parcourait les 5 à 10 kilomètres nécessaires pour rentrer à la maison.... où une nouvelle journée les attendait : arroser le jardin, rentrer les vaches, soigner le cochon... Les nuits devaient être très, très calmes !!!
C'est ainsi que furent réalisés la route de Varennes, la route de Saint-Nauphary puis les principaux chemins vicinaux. Plus tard, ces routes furent goudronnées mais, si vous êtes attentifs, vous retrouverez, au bord de la partie goudronnée ou au fond d'un nid de poule, les morceaux de calcaire du macadam originel.