Une dure vie à bord
"Il faut tirer sur les avirons dès que faiblit le courant, s'échiner
le long des rives à haler le bateau à la remonte, les pieds souvent
dans l'eau et la boue, sur un chemin raviné par les crues et les
empiètements des riverains. Les bœufs ou les chevaux ne peuvent
même pas, sauf exception, être utilisés, tant la piste laissée
au bord de la rivière est étroite avant 1820-1830. Souvent comme
entre St-Sulpice-La-Pointe et Gaillac, la hauteur de la berge
et sa pente transforment le halage en exercice périlleux et même
mortel, les hommes glissent sur la terre argileuse, tombent en
grappe puisqu'ils sont liés à la même corde, "la bricole", se
noient ou se brisent les membres sur les rochers. " (Philippe
Delvit) Les aléas de la navigation peuvent être surprenants :
il n'est pas rare d'avoir à manier la hache et la pioche pour
tailler le chemin ; d'avoir à ouvrir un passage, à la pelle, dans
le gravier qui barre la passe navigable. Il peut aussi arriver
de s'empoigner avec le meunier qui s'obstine à refuser de laisser
passer le bateau. Le marinier effectue un travail de galérien.
Il gagne un salaire de misère, alors qu'il est soumis à de rudes
conditions de travail : épaule lézardée par la corde de halage,
il peine dans l'eau froide, lors de la période hivernale la plus
favorable à la navigation. D'autant plus que les risques du métier
sont nombreux et il arrive qu'il ait la jambe écrasée par les
barriques de vin qui ont été mal arrimées Les naufrages étaient
fréquents, comme celui du 3 février 1786, jour où le bateau de
Pierre Lafage de Villemur, " Le Renougagne ", a coulé en face
de Sainte-Raffine, vers 3 heures de l'après-midi. Le constat de
ce naufrage est fait devant Jean-François Gerla, le notaire de
Villebrumier qui en fait la relation en ces termes : " Il survint
un coup de vent si furieux, mêlé de neige et de pluie, qu'il fit
entrer plusieurs lames d'eau dans le bateau, au point qu'il coula
à fond malgré que les comparants fissent tout leur possible pour
l'éviter de sorte que les dits comparants furent obligés de se
sauver à la nage.... " Les 3 mariniers, le patron du " Renougagne
" et ses 2 matelots, ont réussi à réchapper de ce naufrage, mais
combien d'autres ont subi une hydrocution où ont été emportés
par le courant ? Les marins et les maîtres de bateau ont l'habitudes
de prendre des risques, comme on peut le constater en consultant
les sources d'informations dans les fonds d'archives. Il n'est
pas rare de retrouver un accord signé devant notaire par un maître
de bateau, de Villemur, de Montauban, de Gaillac ou de Saint-Pierre-de-Campredon.
L'on dispose des témoignages indirects des mariniers lorsqu'ils
vont chez le notaire ou chez le juge, afin d'authentifier un naufrage
souvent dû aux intempéries. Plus exaspérant, le notaire peut être
amené à constater les dégâts d'un sinistre volontairement provoqué
par des malfrats. C'est ainsi qu'à Bordeaux, Jean Duran, patron
de bateau de Villemur raconte sa mésaventure au notaire. Il s'est
rendu à Gaillac, avec deux bateaux, afin de charger 8000 bouteilles
vides et deux ballots de peau pour Bordeaux. Larguant les amarres
le dimanche 22 juillet 1762, à 7 heures du matin, les gabarres
arrivent le lundi soir, près de la chaussée de Corbarieu. Il fait
halte pour la nuit, car il est exceptionnel de faire route dans
l'obscurité sans pouvoir distinguer clairement les obstacles présents
dans la rivière. L'équipage s'installe à bord pour dormir, après
avoir amarré les bateaux. Pendant la nuit, "un malintentionné
" les détache et libérés, les bateaux s'engouffrent dans le passelis,
le passage où le courant est le plus puissant, et en font exploser
la barrière. Chavirée, une gabarre coule ; l'autre bien que secouée,
réussit à surnager. L'équipage ne peut que constater les dégâts
: un ballot de peau et 1400 bouteilles restent au fond, 2300 autres
peuvent être récupérées... Dans ce témoignage, les mariniers cherchent
à se garantir des réactions des négociants qui les ont chargés
de transporter leurs marchandises. L'objectif est manifestement
de faire comprendre que l'accident était inévitable et que leur
responsabilité n'est pas en cause. En cas de naufrage, il va de
soi que tout le monde s'est activé pour sauver la cargaison et
le négociant ou son agent pourra constater de visu que rien n'a
été épargné pour sauver ses ballots ou ses bouteilles. On voit
dans les déclarations s'activer les sauveteurs : le meunier ou
le laboureur qui, travaillant à proximité du sinistre, viennent
prêter main forte à l'équipage, l'aident à sortir la gabarre de
l'eau. Benoît Lacombe, un riche négociant gaillacois parti faire
fortune à Bordeaux en 1783, s'inquiète de sa cargaison dans une
lettre à son frère : "Il a fait si mauvais temps que plusieurs
bateaux ont péri sur la Garonne. J'attends une partie des vins
de votre frère pour vous faire passer, la bassesse des eaux qui
empêche l'exportation, on a jamais vu les rivières si basses,
à peine peut-on moudre pour les besoins locaux. Faute d'eau à
la rivière, ce qui prive les expéditions des eaux-de-vie, elles
sont montées à 70 livres,. les 32 veltes (contre 60 à 65 en temps
ordinaire). J'ai été occupé toute la journée d'hier à récupérer
17 barils de prunes qui ont été submergés, j'en serai quitte pour
7 à 800 livres de perte." (Joël Cornette, Un révolutionnaire ordinaire,
Benoît Lacombe, négociant, p. 93.) Évidemment, les gabarres ne
sont pas à l'abri des pillages comme des menus larcins. Poussés
par la misère, les pauvres gens guettent les marchandises perdues
: une barrique de Gaillac qui flotte, une pièce d'étoffe emballée
dans une toile huilée et déposée sur les berges par le courant,
un baril de minot contenant une farine providentielle qui permettra
de passer la période de la soudure, au moment où le prix du pain
atteint son niveau le plus élevé. En cas de crise grave, il n'est
pas exceptionnel d'assister à des pillages qui peuvent se traduire
par l'arraisonnement des gabarres venues des riches terres à blé
du Bas Quercy et de l'Albigeois. Ces faits illustrent d'autant
mieux les aléas de l'économie ancienne. En dépit de tous les déboires
de la navigation sur le Tarn, il est indéniable que la quantité
des marchandises transportées témoigne du développement des activités
économiques dans la vallée du Tarn.
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